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Type de textesource
TitreἚρωτες
AuteursLucien de Samosate (Λουκιανὸς ὁ Σαμοσατεύς)
Date de rédaction(150):(175)
Date de publication originale
Titre traduitLes Amours
Auteurs de la traductionMaréchaux, Pierre
Date de traduction2003
Date d'édition moderne ou de réédition
Editeur moderne
Date de reprint

, p. 22-28

11. Comme nous résolûmes de faire escale à Cnide, pour y voir notamment le temple d’Aphrodite, vanté à cause de l’ouvrage vraiment le plus aphrodisiaque que l’on doive au ciselage habile de Praxitèle, nous fûmes doucement poussés vers la terre par un calme délicieux que fit naître, je crois, la déesse qui escortait notre navire. Je laissai à mes autres compagnons le soin des préparatifs ordinaires et, prenant de chaque main notre couple amoureux, je fis le tour de Cnide, en riant de tout mon cœur des figures lascives de terre cuite qu’on y rencontre, ce qui n’est pas étonnant dans une ville consacrée à Aphrodite. D’abord, nous visitâmes le portique de Sostrate et tous les endroits qui pouvaient nous procurer quelque agrément ; nous marchâmes ensuite jusqu’au temple d’Aphrodite, Chariclès et moi, avec la satisfaction la plus marquée tandis que Callicratidas répugnait à la pensée que le spectacle sentirait la femme ! Il aurait, je crois, échangé très volontiers l’Aphrodite de Cnide contre l’Éros de Thespies !

12. A peine étions-nous dans la première enceinte, que nous sentîmes la douce haleine des zéphyrs amoureux. En effet la cour était loin d’être revêtue de dalles en pierres polies, ce qui l’eût vouée à l’infécondité, mais comme il est naturel dans un temple d’Aphrodite, tout n’était que riches cultures fruitières. Les arbres au dense feuillage s’élevaient déjà fort haut et enfermaient sous un berceau de verdure l’espace alentour. Surpassant les autres essences, dans une débauche de baies, croissait, près de sa reine, le myrte luxuriant, et avec lui chaque espace d’arbres qui avaient reçu le don de la beauté. En dépit de leur âge avancé, ces derniers n’étaient pas flétris ou desséchés, mais toujours dans la fleur de la jeunesse, ils arboraient des rameaux encore verts et tout gonflés de sève. Quelques arbres qui ne portaient que leur beauté en guise de fruit se mêlaient à cet ensemble : cyprès et platanes se dressaient au plus haut des airs et, parmi eux, Daphné, la fugitive contemptrice d’Aphrodite, qui échappa jadis à la déesse. Autour de chaque tronc qu’il tenait enlacé serpentait le lierre, cet ami de l’amour. Des vignes pleines d’entrelacs étaient chargées de lourdes grappes. Aphrodite, en effet, a plus de volupté lorsque Dionysos l’accompagne et nous devons conjuguer les plaisirs que l’un et l’autre nous procurent : séparés, ils flattent moins nos sens. Dans les endroits où l’ombre était plus épaisse, des couches plaisantes s’offraient à ceux qui désiraient y festoyer. Les honnêtes gens de la cité venaient rarement ici, tandis que le peuple de la ville s’y portait en foule les jours de fête, sans doute pour y rendre d’intimes hommages à Aphrodite !

13. Lorsque nous eûmes suffisamment goûté la douceur de cet ombrage, nous entrâmes dans le temple. La déesse en occupe le milieu ; c’est une statue en marbre de Paros, de la plus parfaite beauté. Elle sourit doucement, un peu aguicheuse, et ses lèvres s’entrouvrent avec grâce. Toute sa beauté, qu’aucun voile ne dérobe, est nue et offerte, sauf que l’une de ses mains cache furtivement sa pudeur. Si absolu était le talent de l’artiste que le marbre naturellement dur et roide rendait justice à chaque partie de son corps. A cette vue, Chariclès, transporté d’une espèce de délire, ne put s’empêcher de s’écrier :

— A coup sûr, le plus heureux des dieux, c’est Arès, qui fut enchaîné à cause d’elle !

Disant cela, il courut jusqu’à elle, puis serrant les lèvres et allongeant le cou du mieux qu’il pouvait, il la baisa tendrement. Callicratès gardait le silence et concentrait son admiration. Le temple possède une porte de chaque côté pour ceux qui veulent voir attentivement la déesse de dos, à dessein de ne passer sur aucun de ses charmes sans l’admirer. On peut donc aisément contempler sa beauté postérieure, en entrant par cette autre porte.

14. De fait, comme nous avions décidé de voir la déesse en son entier, nous fîmes le tour de l’enceinte. Une femme à qui la garde des clés est dévolue, nous eut à peine ouvert la porte, qu’un étonnement subit s’empara de nous à la vue de tant de beauté. L’Athénien, qui jusque-là avait regardé avec indifférence, considérant ces parties de la déesse, qui lui rappelaient les garçons, s’écria avec un enthousiasme encore plus véhément que celui de Chariclès :

— Héraklès ! Que ce dos est bien proportionné ! Comme ces hanches sont charnues, et quelle prise douillette elles offrent ! Et comme les chairs de ces fesses sont joliment arrondies ! Elles ne sont ni trop maigres ni sèchement étendues sur les os, elles ne se répandent pas non plus en un excès d’enbonpoint. Et ces deux petits plis creusés sur chacun des reins, qui pourrait en dire la suavité ? Quelle pureté de ligne dans cette cuisse et dans cette jambe qui s’effile jusqu’au talon ! Tel est Ganymède dans les cieux lorsqu’il verse à Zeus un nectar qui n’en est que plus doux ; et quant à moi, Hébé dût-elle me servir, je n’accepterais pas ce breuvage de sa main.

A cette exclamation délirante de Callicratidas, peu s’en fallut que Chariclès, en proie à une admiration quasi excessive, ne demeurât pétrifié. Ses yeux, flottant dans une langueur humide, laissaient échapper quelques larmes.

15. Quand notre admiration satisfaite se fut un peu refroidie, nous aperçûmes sur l’une des cuisses de la statue une petite tache qui paraissait comme une souillure au milieu d’un vêtement. La blancheur éclatante du marbre accusait encore plus ce défaut ; hasardant d’abord une conjecture plausible sur la vérité de ce détail, j’imaginai que ce que nous voyions était naturel à la pierre. En effet, certaines pierres ne sont pas absolument exemptes de défauts et souvent un tel accident vient nuire à la beauté d’ouvrages qui sans cela seraient incomparables. Croyant donc que cette tache noire était une imperfection naturelle, j’admirais en cela même l’art de Praxitèle, qui avait su masquer cette difformité du marbre à l’endroit où on pouvait le moins l’apercevoir. Mais la sacristine qui nous accompagnait raconta à ce sujet une histoire à peine croyable. Un jeune homme d’une famille distinguée (mais dont l’acte a fait taire le nom) venait fréquemment dans ce temple ; possédé par un mauvais génie, il devint éperdument amoureux de la déesse et, comme il passait là des journées entières, on attribua d’abord sa conduite à une vénération superstitieuse. En effet, au matin, il quittait son lit bien avant l’apparition de l’aurore et accourait en ce lieu, ne rentrant chez lui qu’à regret après le coucher du soleil. Durant tout le jour, il se tenait devant la déesse, ses regards étaient continuellement fixés sur elle ; ce n’était que murmures indistincts et plaintes amoureuses formant un monologue secret.

16. Mais, quand il voulait donner le change à sa passion, il faisait une invocation puis il comptait un par un quatre osselets de gazelle libyenne et jouait aux dés ses espérances. S’il réalisait un heureux coup et notamment s’il amenait le coup de la déesse (aucun dé ne tombant du même côté), alors il se prosternait devant elle et se flattait de jouir incessamment de l’objet de sa passion. Si au contraire, ce qui n’arrivait que trop souvent, sa planchette était le théâtre d’un coup malchanceux et si par conséquent les osselets trahissaient une position défavorable, il s’emportait en imprécations contre Cnide toute entière et faisait montre d’un découragement catégorique, s’imaginant avoir essuyé un irréparable désastre. Mais bientôt il reprenait les dés et cherchait par un nouveau coup à corriger sa dernière infortune. Comme le feu de son amour était sans cesse attisé avec plus de violence, notre homme en avait gravé les témoignages sur tous les murs. L’écorce délicate de chaque arbre était ainsi devenue comme un héraut proclamant la beauté d’Aphrodite. D’ailleurs, il honorait Praxitèle à l’égal de Zeus et tout ce que sa demeure renfermait de précieux, il le donnait en offrande à la déesse. Enfin, l’ardente exacerbation de ses désirs dégénéra en frénésie et son audace lui procura un moyen de satisfaire sa concupiscence. Un jour en effet, alors qu’à son coucher le soleil déclinait, à pas de loup et à l’insu des assistants, il se glissa derrière la porte et, se dissimulant dans l’endroit le plus enfoncé, il y resta sans faire le moindre bruit, en retenant son souffle. Les sacristines, suivant l’usage, tirèrent du dehors la porte sur elles et voilà notre nouvel Anchise enfermé dans le temple ! Mais est-il besoin de caqueter et de vous conter par le menu l’audacieux attentat de cette nuit scélérate ? On découvrit au jour les traces de ses embrassements amoureux et la déesse portait cette tache en témoignage de l’outrage qu’elle avait subi. Quant au jeune homme, comme le rapporte la rumeur publique, il se précipita, dit-on, soit sur des rochers, soit dans les vagues de la mer : le fait est qu’il disparut à jamais.

17. La sacristine parlait encore lorsque Chariclès l’interrompit en s’écriant :

- Ainsi, une femme se fait aimer même lorsqu’elle est de pierre ! Que serait-ce si l’on contemplait vivante une beauté si accomplie ? Une seule de ses nuits ne vaudrait-elle pas le sceptre de Zeus ?

Mais Callicratidas lui répondit en souriant :

- Nous ne savons pas encore, Chariclès, si en arrivant à Thespies nous n’apprendrons pas une foule d’histoires semblables. En attendant, celle-ci comporte un témoignage irrécusable de cette Aphrodite qui t’est si chère.

- Comment donc ? repartit Chariclès.

Alors Callicratidas lui répondit, à mon avis, avec beaucoup de pertinence :

- Bien que ce jeune épris eût le loisir de passer une nuit entière et en complète liberté pour satisfaire sa passion, il dit l’amour à la statue comme à un garçon, parce qu’il eût désiré obscurément, selon moi, que même chez la femme, le sexe ne fût point par devant !